Fiche n°672
Postface à LA BELLE ENCEINTE


Antoine MASSON
MaëlstrÖm, Bruxelles, 2018





POSTFACE

La lecture du texte de Rose-Marie François est une expérience au sens le plus fort : la traversée d’un péril au sein duquel le lecteur se trouve impliqué, trempé, avant de ressortir rafraîchi, le même et différent, et cela sans avoir véritablement saisi les continents obscurs qu’il a pu traverser. La lecture est porteuse d’une voix inoubliable. Et s’il nous a été donné d’en entendre une première version portée par la voix de l’auteure, cependant, la lecture seconde, celle du texte publié, nous a fait retrouver une intensité sans pareille, à nouveau comme pour la première fois. Le texte se tient comme un véritable bloc suspendu d’histoire palpitante, le lecteur est confronté à un monde, posé face à soi et dans lequel il se trouve impliqué quoiqu’il en veuille, suivant anxieux les racines aériennes et profondes, accompagnant les errances emmurées et les maisons ouvertes au vent, palpant ce réel qui ne peut être que le tissu qui nous porte et qui contient bien difficilement des puissances originaires impossibles à saisir. Après cette lecture, il ne pourra plus être dit que les mots ne sont pas de la chair, chair de l’histoire comme chaudron obscur où se fomentent les destins que nous ne pourrons faire nôtres qu’après tout un labeur subjectif, une tentative d’éclaircissement préservant irrémédiablement les racines d’ombres sur lesquelles se dessinent la destinée toujours ouverte. L’enceinte y est bien le lieu de tous les enfantements dont on ne sort pas véritablement, elle est bien percée de portes, chacune déterminant les passages, les entrées, les sorties, les échanges. Cependant, les chemins sur lesquels ouvrent ces portes ne mènent pas véritablement ailleurs : elles sont bouches du monde, souffle du passé qui ne cesse de hanter le présent sans jamais perdre de son mystère, initiation aux sagesses de vie comme réelles qui nous tiennent, métaphores vives qui introduisent à la ressemblance sans modèle. Les portes peuvent ouvrir, elles peuvent même être béantes, pourtant les emprunter ne dessine en vérité qu’une échappée qui nous fait revenir par une autre porte au cœur palpitant de l’origine intarissable, bouche béante où le passé se dévide dans le futur. L’auteure aura pris la peine de nous préciser la généalogie des personnages. La précaution nous aide bien sûr à ne pas nous égarer sans retour. Cependant, chacun des protagonistes s’ouvre sur son mystère, dévoile un monde qui communique avec tous les autres : les figures du féminin se dédoublent, les jumeaux se démultiplient, l’un n’est jamais que la face ensevelie de l’autre, et aucun ne se boucle sur lui-même, tissé qu’il est de tous les autres, y compris sa face haïe. Au contact de la voix, chaque lecteur s’y trouvera impliqué, mélangeant son histoire et l’énigme de ses origines à ces figures qui sortent du texte et viennent donner corps aux fantômes les plus accaparants. À la première lecture qu’il m’a été donné d’entendre, deux phrases qui encadrent le récit m’ont littéralement happé. Au début : « Quand la souffrance crie, c’est la haine qui traduit », laissant présager d’un acharnement à sortir de la misère qui ne peut conduire qu’à la destruction de ce qui va se trouver atteint avec tant de haine, tentative de se délivrer qui ne pourra se faire qu’en détruisant l’œuvre obtenue par la rage. À la fin : « La narration trébuche tôt ou tard sur ce qui devrait lui donner vie : l’événement » : l’auteure a tant travaillé le tissu de son texte du réel que nous ne pouvons croire à l’insignifiance du conditionnel « devrait lui donner vie ». D’une part, la tentative désespérée d’intrusion dans l’origine, le féminin et le maternel, ne peut être qu’un événement raté qui conduit à la mort — « Elle se fendille, elle s’effrite, se pulvérise, Jans Frans n’a rien gagné » ; d’autre part, l’événement raté n’est jamais qu’une tentative empêchée qui se peut faire source intarissable du récit, toujours et toujours à reprendre, génération après génération, enlisement irrémédiable où poussent toutes les résurgences inouïes — « Tous ces ancêtres nous reviennent, chacun dans sa langue hybride. Ces femmes et ces hommes tracent encore nos destinées, … sur les imprévisibles chemins de l’exil ». Comment entendre l’ouverture du texte sinon comme l’étrange « réveil » de Jan Frans après un acte de pénétration par la porte des pluies jusqu’au tréfonds des origines, un acte de passage à la limite qui l’a totalement mis à nu et dans un lieu d’étrangeté, ailleurs, aux prises avec les frontières impossibles entre vie et trépas, dans un monde où les réalités se confondent non pour s’évanouir mais pour affirmer un réel impossible qui les rassemble : « Il crut, en apercevant la belle enceinte, qu'il était passé de vie à trépas. Sur la vaste étendue sableuse saturée de soleil, rien, à l'horizon étale, que cette forme : plus claire encore que la clarté céleste du paysage. Était-ce une ville, une mère, une sœur, une promise ? » Avec son vaisseau chargé de la revanche à prendre, alourdi des haines et des impossibles, il aurait traversé le tissu qui fait le monde pour tenter d’en saisir le fil secret : il est dès lors perdu, n’étant plus de cette vie, n’étant pas non plus de la mort tranquille, il n’est ni vivant ni mort, dénudé, perdu dans l’origine qui s’ouvre éclatée comme point de sa destination, aux prises avec les fantasmes aveugles et les enjeux obscurs qui l’ont poussé à commettre son crime. Est-il un mort qui rêve sa vie, ou un vivant qui rêve sa mort ? Il a quitté la scène tissée du monde. Il s’agit maintenant pour l’auteure de dégager les fils sans désimpliquer la pelote, faire éclore les nœuds sans les défaire, livrer en toute clarté les éléments de la face cachée sans rien enlever de leur mystère, dresser les figures évidentes et hermétiques du savant fou, de la quête interminable de l’initié, de la fascination par la femme en parures, de l’énigme du féminin qui trame le tissu du monde comme son réel, de la jouissance qui rassemblent dans l’éclat de la dispersion, tout cela au gré des « odeurs de leur chasse : le feu, le bartholin, le sang, le sacrifice ». Chaque personnage joue sa partie, sa « part de neige » (poème de Paul de Celan « Schneepart »), part de ce réel inaccessible du féminin dont il n’est pas anodin qu’il nous arrive par la « porte du Nord, porte Neige ». En suivant chaque personnage, nous pourrions déployer une dimension du réel du monde, outre les mots qui prennent vie de manière monstrueuse, ou les mots qui tentent d’être à la hauteur du féminin, de la mère, du deuil. Le récit déplie les arcanes de l’histoire dont l’issue s’est laissée entrapercevoir dans l’obscurité de ses racines : démêlés de famille, dialectique de la chair et des idéaux, intrigues et passions, affres de deuils impossibles, douleurs qui attisent la lutte contre la matière, géologique et vivante, pour tenter de retrouver la part perdue. Le lecteur se retrouve pris sans retour, égaré sans pouvoir échapper, inquiété tout en étant tenu fermement, il assiste à des ouvertures vers une vérité subjective s’imposant dans son absence et un monde fantasmatique dont les lieux qui s’imposent ne se laissent cependant pas situer, toujours s’affirmant dans leur mystère ou leur midi, mi-dit. Le récit ainsi trace et réalise une forme de « travail de l’aveu » explicitant, explorant, dessinant le mouvement des forces obscures, des fantasmes des origines en la « belle enceinte », en entremêlant le corps propre, les masques de chair du père, le corps de la femme-mère, les dédales du village et ses enfants, la jouissance qui suinte. Les détours se situent à différents niveaux, comme les strates des idéaux de la vie, et il est remarquable de voir comment finalement cela fait une tresse de linéaments ennemis, conduisant à l’événement en impasse et la fragilité d’un souffle qui perce. Au gré du parcours d’un tel travail de l’aveu, les forces obscures se découvrent selon autant de détours où la réalité, pourtant bien située, se charge irrémédiablement de l’étrangeté, elle-même toujours reprise dans les rets du sujet qui écrit. Le parcours vers la source passée est laborieux cependant, et lorsque Jan Frans « est de nouveau seul, dehors, dans la rue animée. Par la porte Sud entrent, gris et pesants, des attelages de gypse ensanglanté ». Et si ce n’est que le sang d’abord qui s’impose, Jan Frans pressent pourtant que cela vient de loin — « Ils viennent de très loin, se dit Jan Frans, de par-delà le désert, où il y a la terre. » — et il se trouve livré à la question du lieu et de la femme impossible. Chaque personnage ne pourrait-il pas être vu comme autant de figures d’un rêve que Jan Frans n’a pas pu, pour son malheur, rêver. Le rêve est parsemé de phrases fortes sur la mémoire qui se cherche une voie — « En-deçà du temps, écho d’un écho en quête de sens » —, sur les illusions des amours d’enfant — « Il y a les daltoniens du cœur » —, sur la rage de percer pour trouver la place refusée — « Unir leur courage pour faire vaisseau » —, sur le péril que l’œuvre ne s’abîme en sa destruction éblouissante — « Apprendre à départir le crime d’avec la création » —, sur l’impossible de faire rentrer tous les secrets dans le défilé des signifiants — « Déchiffre l’alphabet des secrets maternels » —, sur le mirage d’une langue angélique qui délivrerait de la jouissance et du sexuel, sans les perdre cependant — « Parlons-nous comme écrivent les anges », sur les missions à réparer — « … des générations à venger » —, mais s’agit-il là d’honorer les ancêtres, ou plutôt de haïr les actes de la génération infernale, ou plutôt un mélange inextricable des deux dimensions. Évènement impossible, travail de l’aveu de ce qui y conduit, l’écriture de Rose-Marie François ne se limite pas à ces deux dimensions : l’auteure réalise la réouverture du coup mortel en nouveaux chemins de l’histoire, dans une forme de résurrection par le texte : « … nous reviennent, chacun dans sa langue hybride… tracent encore nos destinées… sur les imprévisibles chemins de l’exil ». Le texte réalise ainsi ce que René Char a appelé de ses vœux de poète : « La connaissance productive du Réel /Aspirant vulnérable / … obtenue par une sorte de commotion graduée de fortune / Extraite du grossier / Sous le gel de laquelle / Vient s’établir / À l’écart des courants / L’imbattable ordonnance qui préside en géologie à la formation excentrique des îles en amour… » Car ce texte remarquable de Rose-Marie François a bien cette puissance du poème qu’appelait René Char : « Il tend l’aiguille au fil d’une fatale aurore » . Et si nous terminons en citant le poème, ce n’est que par une pudeur qui nous retient de trop dévoiler les échos productifs du texte de l’auteure, articulant en avant de soi des points obscurs de notre histoire personnelle, crispations en souffrance restées figées et frayant pourtant ses ravages. L’écriture aura ce pouvoir d’en faire une source de vie rafraîchie.

Antoine MASSON Psychiatre et psychanalyste, Professeur à l’Université de Namur, département de philosophie, et à l’Université de Louvain, école de criminologie.



Rose-Marie François © 2024