Fiche n°671
Une écriture croisée

in Préface à LA BELLE ENCEINTE
Jacques De Decker
MaelstrÖm, Bruxelles, 2018





UNE ÉCRITURE CROISÉE Voici un livre comme il semble que ne s’en écrivent plus. On ne remarque pas au premier regard qu’il est lyrique de bout en bout. Il semble composé en prose. Mais c’est une prose trompeuse : elle n’affiche guère ses sophisticités, mot qu’il est bien utile de forger pour la circonstance, parce qu’il résume la méthode de son auteur, à travers tous les champs qu’elle charrie depuis le temps qu’elle écrit ou plutôt qu’elle compose. Ce qui nous est proposé ici est une épopée, mais qui ne se drape pas dans ses signes extérieurs de voilure, du moins à première vue. D’où la difficulté de la commenter. Dans quel registre se trouve-t-on au juste ? Dans le romanesque ? Certes. Mais quel romanesque ? Historique ? Cela paraît clair, c’est même ouvertement avoué. Homogène ou diversifié? Les deux, comme Chomsky parle de structure profonde et de surface. Celle de surface est un roman d’apprentissage, d’un certain Frans, doublé d’un autre, plus francisé. Ce mouvement-là est au noyau du livre, et en trahit la genèse : il est né sur une terre mixte, la nôtre, petit territoire traversé par la plus importante ligne de démarcation linguistique, donc culturelle, du monde le plus anciennement connu. Or il y a là une schize, qui est aussi celle qui se creuse chez le personnage principal, comme chez tant d’habitants de cette parcelle d’Europe, qu’ils ressentent déjà au fin fond d’eux-mêmes, comme l’auteur de ce roman et aussi celui de ces lignes. La structure profonde, pour sa part, est intégrée dans toutes les strates géologiques dont est composé un texte de haute volée, et elle suppose une lecture double : celle qui épouse le fil de la narration et celle qui fore ses galeries verticalement, de couche en couche. Une écriture croisée, en somme, qui donne à ce livre une densité telle que sa lecture impose son rythme. Elle suppose un ralenti, mais un ralenti savoureux, auquel on se plie avec de plus en plus de plaisir au fil des pages. Nul, qui est quelque peu familiarisé avec nos lettres, ne s’étonnera que l’auteur de cette « Belle enceinte » (titre polysémique par excellence) soit Rose-Marie François, dont le parcours, d’une rare diversité, est l’un des plus rares et insolites de nos lettres. Il est peu d’autrices (et d’auteurs) de nos contrées plus avertis qu’elle. Elle ne cherche pas l’effet facile, elle ne cherche même pas l’effet, elle ignore même la démarche, mais sans prétention pour autant. De l’ambition, par contre, elle en a, pour elle et pour les autres. C’est ainsi qu’elle a obtenu l’une de ses plus hautes distinctions, celle pour service rendu aux langues endogènes. Elle y a mis toute sa science, mais aussi son respect pour une créativité verbale, celle du picard, dont elle n’a jamais admis l’éradication. Cette « Belle enceinte » en porte forcément les traces, parce que ce texte ourdi de longue date a été composé au fil des années de son entreprise littéraire. Il est imprégné d’une profonde proximité avec des strates d’invention verbale, donc poétique, spontanée et subtile à la fois… Rose-Marie François n’est pas pour autant un écrivain régionaliste. On compte peu de réels cosmopolites de son niveau dans notre cheptel littéraire. C’est qu’elle illustre parfaitement cette vérité que l’on n’est susceptible d’être de partout qu’à condition d’être fermement, intensément et savamment de quelque part… Jacques De Decker



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