Fiche n°545 Photo de Trèfle incarnat
Trèfle incarnat

Sur des oeuvres de Paul Klee et Francis Bacon
Poèmes
Préface de Philippe Jones
Le Cormier, Bruxelles, 2014


Rose-Marie François, Trèfle incarnat (Le Cormier)
La poète Rose-Marie François, auteure de nombreux recueils plusieurs fois primés et traduits dans une douzaine de langues, également traductrice de poètes autrichiens et auteure de la première anthologie bilingue letton-français de poésie lettone, témoigne des émotions que lui procurent la peinture de Francis Bacon et de Paul Klee à travers quarante poèmes, deux fois vingt. Les œuvres choisies traversent les parcours des deux artistes, des années 1950 aux années 1970 chez le peintre britannique, du lendemain de la Première Guerre mondiale à la veille de la suivante chez l’Allemand. Les tableaux, Rose-Marie François les évoque davantage qu’elle ne les décrit, ou alors à demi-mot, préférant dire ce que leur composition fait naître en elle. Elle le fait en vers libres, parfois sous un mode imagé, n’hésitant pas, si nécessaire, à interpeller l’artiste – «Ta semelle écrase un temps/de fourmi» (Trois études de Lucian Freud, Bacon). Préface de Philippe Jones.
Michel Paquot, sur : http:// culture.ulg.ac.be/ecrivainsULg2014



Rose-Marie François "Trèfle incarnat", étude réalisée par Gérald PURNELLE

Trèfle incarnat réunit deux suites de vingt poèmes inspirées respectivement par les oeuvres de Francis Bacon et de Paul Klee. Chaque poème - d'une longueur fixe de dix-sept vers - renvoie précisément à un tableau de ces deux peintres. L'ensemble séduit aussi bien par sa faculté de saisie des oeuvres que par la manière d'évoquer ce qui du langage verbal perce en direction de l'oeuvre qui relève du visible. Bien au-delà d'une démarche descriptive, il s'agit de dégager le complexe de sensations qui trouve son motif dans la vision pour s'élever jusqu'à l'expression. L'expérience poétique tend alors la main à l'expérience picturale - non pour prendre sa place mais pour en révéler les possibles, pour en signaler les complicités, pour alerter notre vision.La parole poétique de Rose-Marie François donne à voir, elle fait apparaître en dépaysant le lecteur pour mieux le familiariser avec l'insolite des formes et des couleurs de deux artistes parmi les plus importants du xxe siècle.

2014 112,8 x 20,3 cm I 64 p. I 978-2-87598-000-7 16€

CE QUE LA PEINTURE FAIT A LA POESIE, CE QUE LA POESIE DONNE A VOIR Couronnant une œuvre poétique déjà riche de dix-sept livres recueils, ce nouveau livre de Rose-Marie François explore avec brio et profondeur l'art de donner un sens poétique à l'expérience esthétique que suscite la peinture. Plus que jamais la poésie «donne à voir», mais aussi à sentir, penser, découvrir, exister par les mots. Voici un livre de poèmes d’une grande et rare qualité, où le dialogue entre poésie et peinture s’appuie sur une pratique du travail d’écriture tout à la fois libre et exigeante. Le premier aspect qui retient l’attention, dans le nouveau recueil de Rose-Marie François, est son unité fortement structurée, puisque, loin de rassembler des poèmes épars, il s’applique à un projet unique : prendre pour objet l’œuvre de deux peintres majeurs du 20e siècle, Francis Bacon et Paul Klee. Chacun des deux artistes fait l’objet d’une section de vingt poèmes exactement, et chaque poème compte dix-sept vers libres étroits et drus. La forme adoptée, qui se fonde sur le nombre et la symétrie, reste abstraite et personnelle ; elle ne doit rien à la tradition et reste sans référence, que ce soit, par exemple, aux quatorze vers du sonnet, aux quatrains de la versification classique ou aux tercets de la tierce rime : dix-sept est un nombre sans passé, sans symbolique, ouvert. Mais quelle est justement l’utilité d’une telle forme fixe ? Au-delà de l’harmonie visuelle qui, de page en page, se trouve produite par cette régularité formelle, le nombre est d’abord là pour calibrer, contenir, voire contraindre le poème qui, dans un espace (dé)limité, se déploie puis vient buter sur le base de la page, sans variation ni écart, ni surtout débordement : d’emblée, avant même de lire les textes, le lecteur perçoit la trace d’une discipline, d’un art de l’épurement, de la rigueur dans l’esquisse, qui se vérifient à la lecture. Même si la combinaison d’un chiffre élevé (dix-sept) et de l’assez sensible brièveté des vers produit un format plutôt oblong, l’effet suscité, sans être totalement pictural, n’est pas sans rappeler le geste de l’artiste : face à ces quarante chefs-d’œuvre, la poète se contente modestement de dessiner son poème sur chaque page, comme sur une feuille de cahier de dessin : le poème est colonne, ruban, flèche. Le titre de chaque partie — « Sur vingt œuvres de Francis Bacon », « Sur vingt œuvres de Paul Klee » — ne doit pas laisser croire à un exercice qui serait quelque peu appliqué. La poète ne disserte pas, ne livre ni analyse ni idées qui fussent inspirées par des tableaux ou projetées sur eux — si elle avait voulu le faire, gageons que c’eût été en prose. La poésie, dans son travail sur la langue (les mots, la phrase) et la forme, prend ici toute sa raison d’être. Dire que ces quarante poèmes sont écrits « d’après », d’après Bacon et Klee, serait plus juste, mais insuffisant. Ce qui se passe réellement dans ces poèmes est au-delà — ou en-deçà. Chaque poème est flanqué de deux titres, entre lesquels il se range avec la régularité déjà décrite : le titre du haut, introductif, s’applique naturellement au poème, qu’il nomme l’objet de celui-ci ou qu’il annonce son propos — explicitement, ou plus hermétiquement — ; quant à la mention qui figure au bas du poème et de la page, elle livre en réalité le titre de l’œuvre inspiratrice (en français pour Bacon, en allemand pour Klee). Parfois le premier titre n’est que la traduction du second, mais c’est plutôt rare. Généralement, un jeu subtil de décalage, d’inclusion, de dérivation ou même d’opposition relie les deux titres ; et l’ordre dans lequel ils sont livrés n’est évidemment pas sans incidence : il nous signale ou nous rappelle, à nous lecteurs, que nous lisons un poème, qu’il importe de le lire d’abord pour lui-même, et que son déroulement ne doit nous mener que progressivement à la révélation du tableau qui lui a servi de source, à travers son titre. (Ainsi, en remontant du titre du tableau à celui du poème, on trouve, par exemple, « Deux personnages dans l’herbe » qui pour la poète deviennent « Couple sur la terre », ou un « Fruit souffrant » transmuté en une « Agonie ».)

Paul Klee, Leidende Frucht, 1934 AGONIE Un fruit s’est alité sur une table ronde. Il souffre, lèvre ou paupière au lieu du nombril, prunelle obstinée. La queue en déhiscence fait mouche aux antipodes. Malade des talures, la chair, cramoisie, témoigne des pelures tranchées à vif. Le carmin, l’incarnat, pudeur et carnation certifient l’innocence. La chasse était ouverte. Le coup porté a décroché l’envie de vivre encore. Page : 1 2 3 4 suivante

Ce dispositif donne surtout une précieuse indication sur la façon dont il convient de lire ces poèmes, de les pénétrer et de s’en laisser imprégner. A priori, il n’y a que deux façons de le faire : soit trouver le tableau dont le poème dérive et garder l’un sous les yeux au moment de lire l’autre, en un va-et-vient répété du regard ; soit lire d’abord le poème, et ne se reporter qu’ensuite au tableau. À tous égards, la seconde manière est de loin préférable : plus riche sur le plan poétique et plus captivante, c’est elle qui donne le meilleur accès, le plus profond, au travail que la poète opère sur les mots et sur une expérience intime, personnelle et partageable du monde. En donnant ainsi le pas au poème sur la peinture, il ne s’agit certes pas de rabattre les œuvres plastiques au rang de simples prétextes négligeables, mais de laisser à la poésie la place et la fonction que le poème entend lui donner — pour l’auteur comme pour le lecteur. Celui-ci est ainsi tenu à l’écart de toute tentation, quasi futile, de vérifier ce que le poème dirait du tableau. Quand on lit le poème pour lui-même, en s’abstenant d’appuyer cette lecture sur une reproduction de l’œuvre, on perçoit certes, la plupart du temps, qu’une peinture ou un dessin l’habite, mais on laisse aux mots toute latitude de nous toucher par leurs moyens propres. Un tableau s’ébauche, mais tout entier fait de mots. Qui, dès lors, dessine dans le poème ? Au peintre, la poète emprunte ses motifs, ses objets, ses personnages et ses couleurs, mais, même quand son propos s’approche d’une description de la chose vue, c’est davantage à une re-composition propre qu’elle se livre — ou, peut-être même, à une dé-composition. C’est dire, dès lors, que les poèmes de ce livre n’appartiennent ni nettement ni directement au genre de l’ekphrasis, cet exercice textuel séculaire dont l’objet est la description d’une œuvre d’art ; et les prendre pour tels seraient appauvrir la démarche qui est en œuvre. Ce sont des poèmes à partir de, mais aussi au-delà, et même parfois en dépit de, Bacon et Klee. Notons d’abord que la description, lorsqu’elle opère, n’est jamais exhaustive, ni explicite. Le poème montre même une réticence à faire totalement, ouvertement, franchement cela : il choisit bien davantage de faire surgir des tonalités d’ordres divers, psychologiques, affectives, sociales même. Et cela, face à l’art pictural qu’elle prend pour modèle ou comme concurrent, la poésie ne peut le faire qu’au moyen de cet instrument qui fait sa spécificité, sa servitude et sa richesse : le langage. Plus précisément, avec les mots. Ici comme souvent, la poésie tend à donner à voir. Mais quelle nécessité y aurait-il à faire voir avec des mots ce qui se livre directement dans une œuvre plastique ? Pourquoi le langage plutôt que le regard ? Que donne à voir le poème au-delà de l’image ? D’un monde tangible interposé entre un hypothétique réel et soi — la réalité que le peintre a figurée ou imaginée — la poète tire le matériau qui lui permet de figurer celui qu’elle puise en elle-même. Des lueurs de sens, qui vont bien au-delà d’une interprétation ou d’une traduction de l’œuvre, filtrent à travers l’épaisseur des mots. Sous le couvert inconstant d’une démarche qui n’est ni description impersonnelle, ni même simple transposition, comment la poète parvient-elle à exister, par la parole, au cœur même du poème ? Comment laisser s’exprimer une subjectivité à travers une entreprise aux prémisses d’objectivité ? On constate que, pour ce faire, elle évite la facilité que serait un recours trop facile et direct aux pronoms personnels. Là gît une des forces du recueil, qui impressionne : on y sent battre une pensée, une émotion forte et communicative, alors même que la locutrice ne se désigne pas elle-même : deux poèmes seulement, sur quarante, recourent au pronom je. Ils en acquièrent une résonance d’autant plus grande que, ce n’est pas fortuit, ils évoquent l’enfance : Paul Klee, Kleines Tannenbild, 1922 MINIATURE J’ai beau ne rien savoir d’un sapin à huit branches. Le sol a beau glisser, lissé de cire au goût d’encens. On m’a mise au coin. Un trou de souris suggère une issue. La fenêtre est murée. La porte est refermée. Il n’est de perspective que celle d’un arbre à cames giflant un rêve encore naissant. Et à la cime du sapin, on voit rougir la confusion, des taches rembrunies qu’un pavillon noir tranche de sa hache. Et moi, j’attends une lueur, un peu de blanc. Hormis ces cas exemplaires (le second est cité plus loin), celle qui parle dans ces poèmes évite de se désigner, fût-ce en recourant au pronom de la deuxième personne, par lequel, souvent, les poètes s’adressent à eux-mêmes tout en ouvrant le possible d’un dialogue avec le lecteur, ou à celui de la troisième, qui leur permet de se mettre en scène avec une distance qui confère au personnage « créé » une dimension plus générale. La force et la beauté de ces textes réside dans le fait que cette présence du sujet, présence in absentia, passe entièrement par l’usage poétique, métaphorique ou symbolique qui est fait des éléments tirés des tableaux-prétextes, dans les images produites, les relations établies, les récurrences assumées, les symboles suggérés, les affects qui affleurent. (ajouter un point ?)

On devine la méthode qui fut à l’œuvre : s’immerger dans le tableau, mais aussi se plonger en soi-même, puis faire ou laisser émerger ce qui va au-delà de la « lettre » du tableau, ou plutôt du texte que suscite d’abord le tableau ; passer des objets et des motifs aux mots, de ceux-ci au surcroît de sens ; passer aussi des mots aux mots. Et tout cela, sans jamais se mettre en avant soi-même. Il y a une pudeur du sujet (qui explique en partie un certain hermétisme consenti) : on trouverait peu de recueils où le poète se révèle autant et, en même temps, si discrètement, avec un tel retrait dans l’implication même de soi. Mais le lecteur ? Que trouve-t-il dans cette poésie ? Si l’on y entre avec toute l’ouverture requise, on ressent un trouble, immédiat ou croissant, dont on comprend progressivement qu’il est précisément suscité à la fois par le foisonnement des images, des motifs, leur apparente discontinuité, mais aussi par la perception de leur poids affectif, le partage entre leur gratuité, toute spontanée, et leur signifiance, rarement donnée pour elle-même, mais toujours devinable sous la surface du texte. Ce que la poète élit (et, à un certain un niveau, il n’importe plus guère que cela provienne de tableaux auxquels on pourrait le rapporter, tant la poésie se suffit à elle-même pour donner, non plus seulement à voir, mais surtout à sentir) se déploie en faisceaux d’éléments que l’on ne peut se limiter à nommer symboles, par peur d’être trop réducteur. Le phénomène poétique prend ici une voie particulière, une des plus riches que puisse nous offrir la poésie : de la genèse du poème, des traces persistent et résonnent dans l’acte même de la lecture, à un niveau si intimement perceptif qu’une véritable communication s’établit, en dehors de tout message préconçu. Et pourtant, ces poèmes sont rien moins que clairs, explicites, transparents. Quelque chose passe et féconde la lecture, alors même que l’auteure paraît s’être davantage livrée à son poème qu’elle n’en a contrôlé l’organisation. Les mots de la poète placent un voile, non pas tant entre le tableau et le lecteur, mais entre sa propre expérience et celle de ce destinataire invisible — à charge pour le lecteur de soulever ce voile de mots. Certains mots jouent comme des ouvertures sans clés ; ce sont précisément les mots que l’on sent ajoutés au tableau regardé par l’auteure, qui déclenchent le phénomène poétique inscrit au cœur même des deux pôles de l’échange : l’écriture et la lecture. Un exemple : Allons cheminer jusqu’à l’orée du soir jusqu’où les infusoires trempent nos encriers. L’oiseau bleu a les yeux dans la partialité. Des toupies au repos guettent le siècle des pavots. Certains mots font image ; on peut les supposer tirés de l’œuvre de Klee. Mais tout se joue ensuite dans ce qui vient tourner autour de ces motifs-là, dans ce qui donne une épaisseur humaine à la chose vue : de l’impératif allons cheminer à cet étonnant substantif abstrait qu’est partialité, en passant par un trait notable, l’allusion à l’écriture (les encriers). C’est par le canal de ces ajouts-ouvertures que les affects, éprouvés par le seul sujet ou partageables avec le lecteur, viennent nourrir le poème et lui donner une résonance propre. Et l’on constate que cela se produit souvent en osmose avec un jeu stable de symboles simples, que l’on perçoit à la fois tirés des tableaux et intimes à l’auteure : la nuit, les fleurs, les couleurs — bleu, rouge, noir —, et qui contribuent grandement à l’unité poétique et affective du livre : FLEUR BLEUE Il faut descendre les marches de la nuit. Après les fonds marins, gagner l’encre des rêves. La fleur en giration soutient que cet ourson, ce tapir, ce soupir, veut mordre ses pétales, y retracer les nervures d’un viol ou d’un violon. Un air de valse apaise la ligne brisée du temps. Ni vent ni courant ne fait tourner les pales. Seul le bleu de la peur teint le calendrier. C’est là que je suis née. Paul Klee, Blaue Blume, 1939 On devine que l’émotion ressentie est aussi celle de l’écriture : l’œil appelle la main, le voir suscite l’écrire, comme le montre la double série isotopique de « Récolte », où sous le peintre se cache le poète : Ainsi, ces notes qui dansent à la portée de noirs sillons ne seraient qu’épis alignés bientôt sevrés de leur soleil. Le peintre a le frisson qu’il transcrit, sur l’eau du papier, d’une plume duveteuse. L’illusion de l’horizon se retourne contre nous. La moisson continue au ciel. La page, une dentelle, masque la vue du peintre, rythme le grain du blé sur le grain du papier, puis mange la musique. Flèches et hallebardes précipitent la paix dans la poix des tonnerres. Les motifs suscitent les mots, qui s’appellent et se mêlent, dans un processus proche de l’association libre, avec une même fécondité sous une apparente gratuité. Et cette proximité, sans rigidité, d’une écriture poétique avec le rêve et l’exploration psychanalytique peut se faire plus sensiblement allusive : PARCOURS C’est un parc au soleil qui éclate de rire. On s’y laisse prendre. On prend pour cris de joie le pas lourds des péans, les clous heurtant la pierre. Les sentiers s’incurvent, se déhanchent, secouent la lumière. Crissements de gravier, adieu. On peut courir mais pas s’enfuir. Le labyrinthe est bétonné. Nul ne peut en issir sans d’abord s’ensevelir. Quand le parc se réveillera, à l’extinction des feux grégeois, celui qui compte les morts dira que la suite des nombres est illimités. Cette écriture est aussi un art des mots, de leurs pouvoirs, du mélange de leurs couleurs. Un art de la formule, de l’ouverture du sens : « Femme, oiseau, corolle. / Corps fendu, ailes rentrées ». À de certains moments, cette manière de juxtaposer les mots dans des associations où la sémantique le dispute aux sonorités, n’est pas éloignée des procédés chers à un Jacques Izoard : « La rime abrège / le temps des chutes, convoque / l’écorce, le tan, l’étain, / le cristal encore enfoui. » Les deux ensembles, Bacon et Klee, diffèrent dans leurs tonalités. Il est d’ailleurs intéressant de voir ce que Rose-Marie François a sélectionné, par affinité, dans l’œuvre de chacun : si chez Bacon c’est forcément la figure humaine qui domine, le monde choisi chez Klee est fait de plantes, de parcs, de paysages. Les deux ensembles sont donc contrastés : l’imaginaire du sujet qui écrit est suscité de façon différente. Ainsi, d’un portrait nominal (Portrait de G. Dyer dans un miroir), peut-elle tirer toute une évocation des horreurs de l’histoire :

Francis Bacon, Portrait de Georgs Dyer dans un miroir, 1968 ÉCOUTE Formol ou pas, faciès en bocal ou sous globe, joue intouchable, oreille morte inaccessible à la parole morte du bruit qu’ils appelaient musique : slogans, massues, canons tambours métalliques mitrailleuses, bombardiers vacarme des poudres. Le ciel tombait par pans entiers. Les longues sirènes chevelues qui nous chassaient sous terre n’avaient jamais vu la mer. La foudre au ciel, alors, semblait jouer un menuet. Cela produit une cohérence de chaque séquence, que renforce le contraste. La poète parvient à laisser son poème se teinter de la manière de l’un et l’autre peintre, sans être ni mimétique ni servile. C’est la distance maintenue à l’égard de la pure description qui donne à ces poèmes toute leur qualité. Ces poèmes, qui sont pourtant marqués d’un certain hermétisme, sont d’abord ouverture : les mots ouvrent l’expression de ce qui fut ressenti à la contemplation d’un tableau ; la poésie ouvre la peinture, les mots ouvrent la vue, intérieure et extérieure. Que ressort-il de cette double ouverture, pour le lecteur ? D’abord le sentiment d’une lutte permanente contre une fermeture, un repli, une détresse qu’il s’agit de combattre, de contrecarrer. Ces textes où le sujet est si peu présent explicitement paraissent en fait le placer entre deux instances adjuvantes : le peintre et son tableau, le lecteur et sa sensibilité. Il ne s’agit donc plus guère de transmettre à celui-ci une simple chose vue : chaque poème est une marge où la poète se retranche et se livre tout à la fois, et dans laquelle nous la rencontrons. L’importance et la qualité de ce recueil tiennent certes à la démarche et à la méthode, ce mélange de rigueur et de libération appliqué au renouvellement d’un exercice, le poème sur motif, d’après peinture. Mais il faut aussi affirmer que, par ce livre, Rose-Marie François, à sa manière, fait quelque chose de neuf à la poésie. Elle réinvente une ré-conciliation, du sujet présent et absent avec lui-même et avec le monde, des arts entre eux, de l’écriture et de la lecture, de l’obscurité et de la lumière, de la distance et de l’adhésion, du sens et de son absence, des mots, des choses et des sentiments. Somme toute, il y a une troisième manière de lire les poèmes de Trèfle incarnat : c’est de carrément renoncer à retourner au tableau après avoir lu le poème. C’est celle que j’ai majoritairement choisie. Les poèmes tiennent tout seuls, et leur propos essentiel n’est pas de donner à voir un tableau absent. Ils sont enrichis à la fois de leur source et de son oubli. Les lire pour eux-mêmes, c’est faire le pari d’une autonomie du poème ; c’est ne pas craindre de perdre, perdre les détails des tableaux et le lien qui, du dessin, a présidé à l’origine du texte. Un surcroît de gain est peut-être à la clé. Apollinaire le disait il y a cent ans : « Perdre. Mais perdre vraiment. Pour laisser place à la trouvaille. » Gérald Purnelle Août 2014 Gérald Purnelle mène ses recherches dans le domaine de la métrique, de l'histoire des formes poétiques contemporaines, ainsi que la poésie francophone de Belgique. Rose-Marie François, Trèfle incarnat. Francis Bacon et Paul Klee, Le Cormier, 2014.


Photo 103 de Trèfle incarnat

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