Fiche n°540
Polyglossie et plurilinguisme

in Réponses aux questions du sociolinguiste Maxime Dubois
2014





Réponses de Rose-Marie François aux questions de Maxime Dubois, sociolinguiste, Institut Français de Budapest 28.02.2014

1) Comment vous est venue l’idée de cet événement ? Pourquoi écrire Panamusa ? Souriez et dites-moi pourquoi vous respirez. J’écris donc je suis. Je dis donc je vis.

2) Quelles ont été les principales difficultés ? Je ne m’en souviens pas. Je me rappelle seulement le public enthousiaste, dans un auditorium de la RTBF à Mons, lors de la création de Panamusa.

3) Qu’est-ce qui fait du picard une langue et non un dialecte ? Le fait qu’il ait une littérature, qu’il ait été utilisé pendant des siècles dans l’administration, les tribunaux, etc. Un espace linguistique (bordé au nord par le flamand, à l’est par le wallon, au sud par le français… à l’ouest par la mer), ce paysage eut valeur de nation quand, en 1200, les étudiants de l’Université de Paris ont décidé d’en organiser quatre : la nation de Normandie (pour les Normands et les Bretons), celle de Picardie (pour les Picards et les Wallons), de France (pour les étudiants de souche latine) et celle d’Angleterre (pour les Anglais, les Allemands et les Suédois ; appelée d’Allemagne après 1436). Langue ou dialecte ? Telle langue triomphe sur telle autre ? Caprices de l’Histoire ! New-York s’est d’abord appelé Nieuw Amsterdam et il s’en est fallu de peu que ce fût le néerlandais et non l’anglais qui connût l’expansion que l’on sait… Par son décret de Villers-Cotterêts, François Ier exige que dans son royaume on ne parle et n’écrive plus qu’en français… C’était en août 1539. Quatre siècles plus tard, ni l’école ni la presse écrite n’auront toujours pas raison des langues régionales endogènes. Il aura fallu la télé et la Toile, près d’un demi-millénaire après le décret, pour, peut-être, arriver à imposer la langue unique… Mais le passé m’intéresse dans la mesure où il éclaire le présent : il fait voir comment nos langues européennes risquent de se retrouver face à l’anglais comme jadis se retrouvèrent, face au français : le bourguignon, l’occitan, le provençal, le breton, le normand, et j’en passe… Mais quel anglais ? Ce sabir que d’aucuns croient être l’anglais, qu’ils massacrent à l’envi ? Certes, je lis, écris, parle en anglais avec des Britanniques, des Étatsuniens, des Australiens… mais l’anglais, j’évite de m’en servir comme koïnè. Si quelqu’un, faute de connaître le français, m’adresse la parole en anglais, qui n’est pas davantage sa langue que la mienne, je préfère lui parler sa langue. Évidemment, cela ne m’est pas toujours possible. Souvent, on finit par se trouver une autre langue commune. Le plus inattendu fut sans conteste d’avoir un jour, en attendant le Thalys à Liège, bavardé en italien avec deux jeunes Japonaises. Non : il y a mieux. En résidence à Vienne, je trouve, dans la cuisine, un bocal emballé dans un journal à caractères cyrilliques – pas du russe, mais quoi ? – la propriétaire en dégage un pot de miel. Nous nous sourions, nous nous présentons. Puisque nous sommes à Vienne, j’utilise l’allemand. Elle me fait comprendre qu’elle ne parle pas cette langure. Do you speak English ? lui demandé-je sottement (c’était avant mes bonnes résolutions !) Nièt’. Vui gavaritié pa rousski ? me répond-elle. Je racle mes fonds de mémoire pour lui avouer que Nièt’… patamou chto ïa vcio zabuila… Me voilà bien déçue de ne pas pouvoir échanger avec cette Bulgare sympathique. Alors elle : « Mais peut-être parlez-vous français ? » Cela m’a servi de leçon ! Sans le français, j’aurais ignoré que nous avions un ami commun, à l’Université de Liège !

4) Généralement, les picards interagissent-ils plutôt dans leur langue régionale ou en français ? Il paraît qu’à Arras (ou est-ce à Amiens ?) les horodateurs s’expliquent en français et en picard… À Liège, certains autocollants sont en wallon : « Roulez moins vite, Nondidju ! » Votre question sous-tend l’idée que chacun n’a qu’une langue. Mais la monoglossie, l’unilinguisme, ce rêve des grands empires, n’est PAS la règle : il y a toujours eu des échanges commerciaux, culturels… Et qui peut se vanter d’avoir huit arrière-grands-parents, voire quatre grands-parents de même langue unique ? Votre question, intéressante, fut encore débattue en février dernier à la Foire du Livre de Bruxelles avec, au podium, notamment, le prof. Michel Francard (Université de Louvain, UCL, langues régionales endogènes) et Romain Berger (mémoire de master, Université de Liège, ULg, sur l’usage du wallon). Cela dépend des générations, des situations, de l’entourage… Les anecdotes ont fusé dans le public. Personnellement… lors de rencontres avec des écrivains wallons ou picards, je suis toujours étonnée d’être pratiquement la seule (ou presque ! pardon, Jean-Luc Fauconnier… et de rares autres) à utiliser la langue régionale comme véhicule de communication. Ces locuteurs auraient-ils honte ? Ou ma témérité vient-elle de ce que j’ai l’habitude de changer de langue ? Aucune de mes journées n’est monolingue. Quant au picard, je me serais peut-être contentée d’une connaissance passive, voire d’une vague nostalgie, si ma mère n’avait eu l’idée de me punir, un bel après-midi d’été où elle m’avait entendue parler picard : « Ecris dix fois Je ne peux pas parler patois » (voir dans mon livre Et in Picardia ego, Réf. n°29 sur mon site) Ma mère, enfant, s’était inclinée devant cet oukase. Moi, à sept ou huit ans, en écrivant soigneusement mon pensum, je me suis révoltée. Et j’ai pris conscience d’avoir deux langues. D’autres ont bientôt suivi : après le français et le picard : le néerlandais, le latin, l’anglais, le grec ancien, l’allemand, l’italien, l’espagnol (qui permet de lire un peu le portugais), le hongrois, le suédois (qui permet de lire le norvégien et le danois), le russe, le letton… Bien sûr, mon cerveau « fige » (congèle ?) les langues que je ne pratique (plus) guère. De surcroît, hélas, je deviens sourde et, comme je l’écris dans mes Monologues du sourd (encore inédits) : « Un polyglotte qui perd l’ouïe est comme un peintre qui perd la vue »

5) Quelle est la place du picard dans l’identité sociolinguistique picarde ? Au fil des siècles, la géopolitique a morcelé le territoire picardophone. Certes, il y a des « rencontres transfrontalières de picardisants » (de France et de Belgique). Nous nous « entendons » bien. Un des points « sensibles » est la (non)codification de l’orthographe. Mon éditeur (micRomania, CROMBEL, Charleroi et Bruxelles) tient à l’orthographe Feller. Bien des Français y sont opposés : là, chacun écrit à sa manière et c’est difficile de les lire globalement. Mais, encore une fois, ce qui m’intéresse, c’est l’avenir. Il faut fortifier le français, le néerlandais, l’allemand, l’italien, le letton, le suédois, le hongrois… toutes nos langues européennes.

6) Qu’est-ce qui permet d’identifier « la cantilène de sainte Eulalie » comme étant du picard ? Là, je me fie à mes collègues romanistes !.. (Pour rappel : je suis germaniste.) En réalité, c’est d’Aucassin et Nicolète que je parle dans l’introduction à ma chantefable.

7) Pourquoi défendre les langues ? De qui ? De quoi ? Sans autre arme que la bouche (la langue !) et la plume – le clavier si vous préférez… Les parler, les lire, les enseigner, et ce, dès le berceau. Vive l’immersion au jardin d’enfants ! Dans nos pays plurilingues, ou traversés de migrations de peuples, il est aisé de grouper des enfants de langues diverses, de les faire jouer ensemble. Il importe, très tôt, d’empêcher que l’oreille ne se ferme aux sons des langues « étrangères ». La vie fait de nous des polyglottes ; notre cerveau, jeune, est fait pour penser en plusieurs langues. Mes enfants n’ont jamais été monoglottes. Il y a quelques années, notre fille a quitté l’Écosse, où après l’Erasmus elle avait encore étudié puis travaillé. Elle voulait rejoindre notre fils à Marseille. Elle a tout de suite trouvé un emploi dans une entreprise où plusieurs personnes l’ont interviewée… en CINQ langues ! Le 11 mars prochain, en guise de mise en bouche avant Panamusa (Réf. n°28 sur mon site), vous entendrez chanter les « Merles de Babel ». Mais qui attaque, me demandez-vous ? Qui ronge, élime, érode ? Fait que « ils ne savant plus écrire sans faute… même dans la presse… » (air connu) Quel est le prédateur ? À qui profite le crime ? Qui nous emplit continuellement les oreilles de « musaques » martelées aux paroles sirupeuses ou cassantes, dont chaque minute viole nos pensées et notre chanson intime ?

8) Vous affirmez que les langues « meurent ». Ce n’est pas moi qui le dis !!! Le 8 mars, vous entendrez, dans Pieds nus dans l’herbe (Réf. n°63 sur mon site) le beau poème de Pēteris Brūveris à propos du vieux-prussien, langue balte perdue… Dans quelle mesure cette personnification ne relève-t-elle pas d’une posture idéologique concernant ce que l’on identifie comme étant une langue ? Certes, dirent que « les langues meurent », c’est une métaphore. Une langue n’est pas un organisme vivant en soi, comme un animal en voie d’extinction… Ici, il s’agirait plutôt d’extinction de voix. Ceci dit, ne pensez-vous pas, pardon, ne voyez-vous donc pas que nos langues sont menacées ??? Pas seulement dans les administrations européennes mais aussi dans certaines universités (néerlandophones, francophones, par exemple) qui dispensent des cours en anglais… Nos langues sont menacées par nous-mêmes qui les délaissons au profit d’une autre qui nous reste étrangère. Nous n’aimons plus assez notre langue, notre littérature… Au lieu de la soigner, nous la négligeons… Le Prof. Francard dit et répète qu’une langue dépérit lorsqu’elle cesse d’être aimée. Voyez comme elle est consentante, la victime de Panamusa lorsqu’elle se laisse couper la langue.

9) Le fait de protéger une langue ne revient-il pas à l’enfermer dans un immobilisme ? Il ne s’agit pas de la protéger mais de la faire vivre en l’utilisant avec soin. Voyez la dlf « défense de la langue française » devenue « diversité linguistique et langue française », comme le dit cette chère feue Claire Boyer. Je cite : « La délégation DLF Bruxelles-Europe vise à défendre la diversité linguistique dans [la capitale de] l’Europe pour que la devise de celle-ci « Unie dans la diversité » garde un sens. Elle entend également oeuvrer pour que la langue française reste l’une des langues de communication et de travail à l’intérieur des institutions de l’Union européenne. Elle entend agir également en liaison avec la Francophonie internationale. »

10) Si des langues meurent, d’autres sont-elles en train de naitre ? De renaître, peut-être ? Vous citiez l’exemple du serbe ET du croate qui ne veulent plus s’appeler serbo-croate. Cependant les grosses langues mangent les petites… Or comme le dit si bien le poète letton Māris Čaklais : « Où il y a une grande littérature, il n’y a pas de petite langue » La grandeur d’une langue ne se mesure pas au nombre de ses locuteurs mais à la richesse de la culture qu’elle véhicule et continue à cultiver – dans les familles, les écoles, par la création littéraire, cinématographique, etc. Les Lettons, tant sous les occupations successives que dans la diaspora (écoles du dimanche), ont sauvé leur langue, leur merveilleuse culture et leur identité. C’est par la « Révolution chantante » que les Pays Baltes furent les premiers à se détacher du Bloc. Le 23 août 1989, soit encore avant la chute du Mur de Berlin, ils ont formé le Baltijas ceļš, « la voie baltique » : de Tallin à Vilnius, en passant par Riga, deux millions de personnes ont, la main dans la main, face à l’Occident, formé une chaîne de plusieurs centaines de kilomètres (environ 600) et ils ont chanté dans leurs langues !

11) L’éradication d’une langue est-elle le seul fait d’un exercice du pouvoir ? Oui, pouvoirs divers : c’est la politique des grands empires, d’imposer leur langue – de force ou subrepticement via le commerce, les techniques, les formes culturelles « faciles » qui séduisent les jeunes et les moins jeunes. On importe le mot avec la chose, on importe la technique avec sa langue. D’où le basic business English et le jargon informatique, par exemple. Mais de tout temps, les langues ont emprunté. Vous ne me piégez pas en soulignant que j’ai écrit plus haut « interviewée » (mot entré en français dès 1872 !) Tout est une question de dosage... et de confiance dans sa propre langue. Là où les Italiens parlent de « il computèr » et « il mouse », les Lettons disent « dators » et « pele » (comme nous disons « souris »).

12) Diriez-vous qu’une langue mourante est une identité mourante ? Une identité ? « Ils vont me demander quel est mon nom, quelle est ma langue et quel est mon pays. Que faudra-t-il répondre ? » Vous entendrez cette phrase au début de mon spectacle Pieds nus dans l’herbe, le 8 mars prochain. Identité ? Un jour, je faisais la file, en transit à l’aéroport Fiumicino, de Rome. Tout à coup, un jeune homme jette devant moi son gros sac de voyage, usurpe ma place dans la file. Il entend que je m’indigne, prenant à témoin mon mari, avec qui je parle l’allemand. Il me traite alors d’étrangère, me crie de « rentrer chez moi ». Et je me surprends moi-même à lui répondre : « Ma sono a casa : sono Europea ! » Je suis Européenne. Mon petit village s’appelle l’Europe. Pour regarder le monde, il faut bien être quelque part. Et l’Europe, plurilingue, se doit de le rester. L’Europe sera plurilingue ou ne sera pas. Le sous-titre de Lettres européennes (De Boeck, 2007, Réf. n°537 sur mon site) est bien « Manuel universitaire d’histoire de LA littérature européenne », et les auteurs tiennent à ce singulier. Près de mille pages. Et très, très loin d’être exhaustif – faut-il le préciser ? Mais cet ouvrage a le mérite des pionniers : il ouvre la voie.

13) Que pensez vous de cette phrase de Louis-Jean Calvet : « cette volonté de protection [des langues], témoigne d’une peur irréfléchie face au changement, aux emprunts, à l’évolution, (c’est ce que se sont dit certains au début des années trente : « Il ne faut pas avoir peur… on n’en arrivera pas là !!! » D’autres, qui se sont expatriés, n’étaient pas peureux mais lucides.) comme si seule la stabilité pouvait garantir l’identité. » Il ne s’agit pas de statisme – protéger, couvrir, arrêter – mais au contraire de dynamisme – cultiver, utiliser, se mouvoir, échanger ; lire, écrire en diverses langues. Plusieurs de mes livres sont bilingues, j’aime cela. Et j’aime lire des livres en édition bilingue, même ceux dont la langue originale ne m’est pas familière mais où j’ai envie, de temps à autre, de jeter un coup d’œil sur le texte de l’auteur-e. Les Québécois, mieux que les Français, prennent conscience des menaces pesant sur leur langue. Et les communautés germanophones de Belgique mieux que les Allemands sans doute… Parfois, il m’arrive de mettre en parallèle le désamour pour la langue avec la désaffect(at)ion de la poésie, qui est la forme sublime de la langue. Quelle jouissance pérenne n’a-t-on perdue en n’apprenant plus de mémoire, par cœur, ces vieilles choses brûlantes d’actualité comme la première bucolique de Virgile, les Paroles de Prévert, les strophes de Rimbaud, les Fables de La Fontaine… Mais venez donc écouter la Cigale, la rhapsode, venez entendre tout cela en poésie et en musique, sur la scène de l’Institut Français, les 8 et 11 mars prochains à 19 heures. Rose-Marie François www.RoseMarieFrancois.eu



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