Fiche n°488
Honoris causa Hoûte si Plout

Discours de réception
2006





Rose-Marie FRANÇOIS Monsieur le Recteur, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil académique, Monsieur le Bourgmestre, Monsieur le Curé, Monsieur le Rabbin, Mesdames et Messieurs les Echevins, chère Mère, cher Époux, Mesdames, Messieurs, chers Amis,

Merci pour l’honneur qui m’est accordé ce soir, marque de sympathie pour votre servante et, surtout, j’espère, reconnaissance de son travail d’écriture. Cette distinction, qui émane d’un centre de réflexion démocratique, j’aimerais, si vous le permettez, la partager avec feu mon grand-père maternel. Né en 1890 dans le Hainaut… – Occidental ! –, bilingue français-picard… Ici une parenthèse, un doute, tout à coup… Quand en 2002 j’ai été reçue honoris causa à l’Université de Lettonie, seule femme et seule littéraire, alors que mes confrères, venus du Canada, des Etats-Unis, d’Allemagne et de Suède, avaient choisi de parler l’anglais, j’ai tenu, à Riga, à prononcer mon discours en letton. É chal à Neupré, dji va djåser wallon à c’t’heure ? Je serais bien en peine… Certes, ej pouros d’viser picard mains j’ai biè peu’ qu’lô-chi on n’mè comperdiche niè comme i faut… Erfrumong l’parinthésse. Mon grand-père était un socialiste et un lettré. Autodidacte, ni dieu ni maître, citait-il volontiers, il prônait l’émancipation du peuple par la lecture et l’étude. Dans l’entité hennuyère qui comptait trois charbonnages et dont il fut secrétaire communal pendant plusieurs décennies, il a, entre autres choses, fait construire des maisons ouvrières, ce qu’on appelait encore cité-jardin. Il lisait Emile Zola et Victor Hugo, dont il connaissait des pages par cœur, qu’il aimait à me réciter. Déjà, enfant, en rentrant de l’école, il repassait par la bibliothèque communale, où il allait emprunter des livres pour sa mère. Je descends d’une famille où l’on était trop pauvres pour manger de la viande mais où, bien avant l’instruction obligatoire, on lisait. Mon grand-père aimait peindre et dessiner. Il jouait du violon et du bugle. Il écrivait des pièces de théâtre, qui étaient jouées. Il avait une voix chaude, de baryton, sur laquelle il nous emmenait revoir [s]a Normandie ou encore écouter la chanson, la chanson des blés d’or… Mais je m’égare. A peine. Mon grand-père, comme tous les hommes du village, cultivait des légumes pour les nourritures terrestres et, en bordure du sentier, des fleurs pour l’insatiable besoin de beauté qui caractérise l’être humain. Son potager lui semblait trop petit, il louait un autre lopin, plus vaste (il disait « ma terre, je vais à ma terre »), où il soignait avec amour des rangées de pètotes, d’aulx, d’oignons et d’échalotes. Mon grand-père est mort à 93 ans. Il m’appelait sa Sauvageonne. Il a encouragé mes premiers dessins et mes premières toiles, il a aimé mes premiers poèmes. Sans s’être totalement laissé séduire par le communisme, il était, cela va de soi, résolument anti-fasciste. Aujourd’hui, ce qu’il dénoncerait avec véhémence, c’est le populisme et autre néo-fascisme. (Allez voir Le Caïman, le film de Nanni Moretti où Berlusconi lâche d’un hélicoptère un gigantesque ballon de foot près duquel il atterrit aussitôt, tel un rapace, parmi les cris de joie et les majorettes.) Tout à l’opposé, mon grand-père – comme il avait en son temps défendu la cause des classes ouvrière et paysanne – s’inquiéterait aujourd’hui du sort réservé aux artistes et aux intellectuels, suite à la marchandisation des arts, des lettres, des savoirs et des media. Car il faut s’inquiéter quand la culture n’a plus les coudées franches. Certes, elle est libre me direz-vous, mais elle l’est comme vous et moi sommes libres d’acheter un hélicoptère et de passer six mois sur douze sous les cocotiers. Ce n’est pas défendu, en effet. L’art a toujours dépendu des mécènes, fussent-ils les pouvoirs publics. Ne publier que des produits « clinquants » immédiatement rentables équivaut à brimer les voix discordantes, les gestes divergents. Ainsi le cinéma européen reste menacé par la directive Bolkestein, pour ne citer que cet exemple. Proche de la terre, mon grand-père se démènerait pour enrayer l’épuisement des richesses naturelles et la privatisation des eaux, il voudrait délivrer la planète des pollutions de toutes sortes, dont les mines anti-personnel seraient l’échantillon le plus lamentable. Il fustigerait le trafic des armes et des drogues, il dénoncerait les différents marchands d’esclaves : marchands de femmes, d’enfants-soldats, de main d’œuvre sans papiers. Il s’insurgerait contre les dérives du sport aux mains de mafias internationales, qu’il s’agisse d’acheter des joueurs ou bien, à l’occasion du Mondial, de piéger des gamines des « nouveaux » pays d’Europe dans un bordel géant. Poétique rime avec politique, certes, mais l’engagement du poète est dans sa poésie, dans son écriture. Et la poésie « engagée » n’est pas celle que l’on croit. Pas le temps, hélas, de développer ici. Comme mon grand-père, je n’ai pas la télé : les bonnes émissions passent, trop rares, trop tard, à l’heure où les braves gens, au lit, jouent à repeupler la Wallonie et, s’ils ont un emploi, reconstituent leur force de travail pour le lendemain. Non, le soir, trop heureux d’éteindre l’ordinateur, pas bêtes au point de passer d’un petit écran à un autre, nous lisons. Nous nous lisons des contes, des nouvelles, des romans, des poèmes, des articles de fond des journaux, aussi des billets humoristiques. On ne rit jamais assez. En préparant ce discours pour vous, je demandais, par téléphone, à notre fille devenue écossaise, comment elle cernerait la différence entre le roman et la poésie. Elle m’a dit : les blancs sur la page. Un roman prend toute la place dans l’esprit du lecteur. La poésie laisse sur la page des blancs où le lecteur peut, à son tour, inscrire ses pensées. Le poème interroge le lecteur, il attend que le lecteur l’interroge. Le lecteur de poèmes n’est pas passif : en se laissant bercer par la musique des mots, il découvre des mondes, les explore, il participe activement à la création poétique. C’est sans doute, Mesdames Messieurs, ce qui explique la méfiance à l’égard du poète. Méfiance de la part des consommateurs pressés, manipulés par la pub comme nous le sommes tous, méfiance de la part des marchands soucieux d’un profit plantureux et immédiat, méfiance des parleurs en langue de bois, et surtout : des dictateurs de toutes les sortes. Quant à nous, méfions-nous des déviances des petits écrans, des majorettes faciles et des ballons mous consommés en pantoufles dans les crissements de chips. Si la poésie semble clandestine, voire sans papiers lorsque les éditeurs la boudent, si la poésie est occultée, c’est qu’elle est un vecteur de résistance. Résistance à quoi ? A l’air du temps. Nous nous demandons parfois pourquoi, au début des années trente, les citoyens des pays démocratiques se sont laissé faire. Peut-être ne voyaient-ils pas à quoi résister ; ou peut-être que, se croyant du côté des plus forts, ils ne voyaient aucune raison de résister, emportés qu’ils étaient par le bruit des réclames – réclames pour du savon, pour des idées liberticides, pour de la culture toute physique tandis qu’on brûlait les livres sur les places publiques et qu’on muselait les écrivains. Les Anciens, prônant un esprit sain dans un corps sain, glissaient des courses entre les cours. Maintenant, à l’heure du « flot montant de l’ignorance », on aurait peine à glisser un cours entre les courses et les combats. Le corps – bourré de sucre, de graisses, de surf à sec et de violence virtuelle – s’adonne chaque soir au pugilat, version cran d’arrêt et tir à balles. Que le virtuel bascule dans le réel et les prisons débordent. Il y a un an ou deux, un faux n° spécial d’un journal syndical, daté de 2020 et fortement teinté d’humour noir, faisait part d’un nouveau projet du ministre de la justice (en l’occurrence, pas sociale, la justice) : il allait construire trois nouvelles prisons… pure fiction, n’est-ce pas… avec l’argent qu’il récupérerait en supprimant les subventions à la culture. 2020 ? Un canular, bien sûr ! En revanche, construire ici un vrai théâtre, c’est, à contre-courant, un acte urgent, courageux – je dirais : visionnaire – d’option pour la culture. Ieva Lase est une intellectuelle lettone qui, à cause de son intérêt pour la culture française, a subi la prison nazie puis le goulag stalinien – les méthodes sont les mêmes, m’assurait-elle. Un jour, je lui ai demandé quel testament spirituel elle laisserait à la jeunesse, dans le but d’éviter le retour chez nous de telles horreurs. Elle n’a pas répondu tout de suite. Elle a réfléchi. Puis elle a redressé son beau visage, tout ridé et rayonnant, pour dire : se cultiver, étudier, lire et étudier. A tout âge, n’est-ce pas ? Je terminerai donc par le livre, mon champ d’action, même si certains d’entre vous me voient plutôt sur scène. Aujourd’hui, à l’heure de la fusion des genres, il s’écrit aussi des romans passionnants avec des blancs, des textes qui laissent place à la réflexion du lecteur, lecteur qui du coup n’est plus seulement un consommateur. Il n’y a pas de pub dans les livres. Je ne parle pas des best sellers objets purement commerciaux qui nous font violence et plaisir facile, je parle de romans qu’on trouve en écartant chez le libraire les piles de best sellers. Il s’agit de livres que l’on ne referme pas une fois pour toutes pour les jeter à la poubelle avec les autres déchets de consommation, non. Je vous parle de livres qu’on lit un crayon à la main, dont on a envie de citer des passages en famille ou aux amis. Des livres que l’on aime reprendre parce qu’ils nous ont grandis en nous faisant vibrer, rire et réfléchir. Monsieur le Recteur, un jour vous m’avez demandé quel CD musical j’emporterais sur une île déserte. Je n’ai pu vous répondre qu’en citant un livre : un dictionnaire, un Robert, dictionnaire de la langue comme « kit » d’écriture poétique, ce qui s’appelait naguère un thesaurus, un trésor de la langue. Pour le CD, j’ai demandé à mon grand-père. Cette nuit, il m’a répondu : Si je te suis bien, pour un CD sur un île déserte, il faudrait une éolienne, un fil d’Ariane, puis dans un mur de bois, une prise de courant télépathique, suivie d’un fil de soie, avec au bout un coquillage où j’entendrais des chants d’oiseaux, le vent dans les arbres, le murmure des vagues. © Rose-Marie François, Neupré le 9 juin 2006.



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