Fiche n°450
Effigies et Face cachée d'Anatole dans "Le désert d'alun"

in L'arbre à paroles, n°151, Georges Thinès, la science du poème
Essai
Maison de la Poésie, Amay, 2011


La bonne version du texte se trouve ci-dessous ("description complète"). La revue a imprimé par erreur une anciennen version.
Résumé : Effleurant Blanchot, Escher et Joyce, l’art de Georges Thinès déploie la force de son originalité dans Le désert d’alun . Ce texte a la sagesse du Bildungsroman, les charmes du conte, la densité musicale d’un poème universel portant sur la condition humaine vécue à travers l’expérience de l’écriture.


EFFIGIES ET FACE CACHEE D’ANATOLE DANS LE DESERT D’ALUN DE GEORGES THINÈS

Résumé : Effleurant Blanchot, Escher et Joyce, l’art de Georges Thinès déploie la force de son originalité dans Le désert d’alun . Ce texte a la sagesse du Bildungsroman, les charmes du conte, la densité musicale d’un poème universel portant sur la condition humaine vécue à travers l’expérience de l’écriture. * * * Dans un décor d’Atlantide, d’Ile au Trésor, de Mrs. Branican sur la mer de l’amiral « George » Thinès, voici l’auteur, enfant, ici prénommé Jules (à la p.21), avec son compagnon, celui que nous avions déjà croisé dans Les Effigies : Anatole, son Levantin, son pays de l’Est (la Russie dont, grâce au grec il déchiffre – à peine – l’écriture), son Orient, là où une bouche s’ouvre pour laisser échapper le soleil avec la parole de l’enfance et la jeunesse chaque jour renouvelée. C’est donc tout naturellement vers Anatole que l’auteur se tourne quand il veut quitter le village – où, comme aurait dit Lacan, il y a vie, ville et âge, toutes choses qu’un jour ou l’autre on rêve de laisser derrière soi. Mais Anatole refuse d’étaler la carte du trésor, qui permettrait à Jules de situer, dans la zone vierge au centre, « le météorite »… ou n’est-ce « qu’un mamelon » ? Ce désert d’alun est-il carte du Tendre ? Carte du corps ? Poème d’amour ? Orage des passions ? Ou réel « Bildungsroman » à la densité d’un poème ? Ou encore : conte philosophique ? Pour le conte, rien ne manque : les rencontres, les épreuves, les objets magiques, les consignes de silence, les métamorphoses, l’effacement du temps devant un espace élastique… l’omniprésence de l’enfance, jusqu’au « monstre » qui ressemble à un iguanodon de Bernissart, familier au père de l’auteur et que la jeune fille, secouée d’effroi, appelle « la bête ». La jeune fille : serait-elle ce personnage trop souvent oublié de la légende de Saint-Georges et du dragon ? Ou bien la Marguerite offerte par Méphisto-Anatole à Faust-Jules-Georges ? Pour une lecture qui évitera, tant que faire se peut, les points-de-vue trop réducteurs, je vais procéder par approches successives, dont la quatrième et dernière me paraît la moins insatisfaisante.

Première approche : Solitude dans le couple – quel couple ? Le départ. La rencontre. Le couple passionne Thinès, pensons à son livre Laurel et Hardy ou les miroirs déformants . (Sous-titre lourd de sens pour la présente analyse !) Mais quel couple évolue dans Le désert d’alun? La solitude du fils suite à la mort du père ? La solitude du père face à l’adolescence orageuse du fils ? La solitude dans l’amitié ? Anatole, p.17, est « hostile ». La mère et l’épouse paraissent ne former qu’une seule femme qui exige, admoneste, met en garde, attend le retour du héros, lui reproche ses incartades (pp.22, 27, 28). Or, dans La face cachée la mère s’appelle Ibis. Sur le dieu égyptien nous reviendrons tout à l’heure, gardons pour l’instant en mémoire le sens latin de ce nom : « ibis » « tu iras » ; ainsi le veut le fondement exogamique de la société, la mère enjoint au fils de s’éloigner, elle le chasse du nid. Pour Jules, c’est par une négation du temps que les deux femmes (la mère et l’épouse) se font chorus, se télescopent, lui permettant ainsi une nouvelle adolescence : il faut partir, quitter le « village ». Le départ, donc. Mais pourquoi partir? Pour se départir du passé ? Pour partager autrement l’avenir ? Pas vraiment, car d’emblée, il est fait un sort au temps : « J’efface le futur parce que j’efface trop facilement le passé. » (p.11) Et, p.35 : « la mémoire […] n’est après tout que l’espoir inversé. » Alors pourquoi partir ? La rencontre ne semble au départ qu’une vague éventualité, non un but. En revanche, c’est à la page médiane du livre, donc en plein cœur du drame , qu’apparaît le mot exil : « cet exil si légèrement accepté » (p.49) Et, vers la fin du livre, p.80, dans l’importante précision : « village que j’ai quitté, mué en désert par l’inattention du regard » - l’apposition « mué en désert » peut, grammaticalement, se rapporter non seulement à village, comme le veut l’écriture consciente, mais aussi au sujet « je » : l’usure de l’habitude est réciproque, comme l’abus du bonheur ; et du regard l’homme est tantôt le sujet, tantôt l’objet. Il est seul et étranger, exilé : « Le seul signe que je puisse lire est celui qui affirme l’ignorance. » (p.11) Telle est la condition humaine : nous croyons lire, donc choisir, mais l’alphabet est illisible : « le texte n’était pour moi qu’images » (p.19) - le poème, il est vrai, parle par images... par embûches ? « Il m’en coûtera peut-être d’avoir cru au seul pouvoir des images infinies. Il en coûtera peut-être à Anatole de n’avoir recherché que des indications métriques. » (p.27), « A moi l’espoir, à lui le calcul. » (p.24). Nous verrons plus loin que cette dichotomie ne symbolise pas un affrontement poète-homme de science dans le chef de l’auteur : Janus ne peut connaître d’affrontement. Mais penchons-nous sur la mystérieuse carte. Anatole, « hostile » (p.17) garde par devers soi sa « carte étrangère de la région » (p.19). Bel oxymore ! Cette carte – qui sera, à l’instar du Coup de dés de Mallarmé, appelée « théâtre sidéral » (p.48) – a-t-elle tant d’importance ? L’effigie d’un personnage dans un cartouche fait penser à une réclame de thé de l’époque tsariste, avec, comme pour la célèbre marque de cacao, la vertigineuse mise en abîme qui donne aux enfants une première idée de l’infini. « Du simple fait qu’il tient à bout de bras une image sur laquelle il figure lui-même et qui fuit vers l’infini, le sage voyage par la vertu même de son immobilité et son bras lui indique malgré lui la direction dans laquelle il s’éloigne. Ce cap, j’en ai la certitude, est celui qui indique l’emplacement du monolithe. » (p.25) Le monolithe (alias météorite alias mamelon alias volcan éteint alias monticule - passim) devient (p.23) « la pierre monstrueuse », proche du monstre, paternel dinosaure, dans une symbolique de pierre levée, toute de puissance mâle. La rencontre aura lieu , d’abord factice, onirique, un mirage, un cauchemar. « Je voyage seul malgré mon double muet. » (p.70). Dans « seul de nouveau. » (p.86), « de nouveau » signifie qu’il y a eu rencontre, illusion de fusion et puis séparation. Que recèle le mot « alun » ? Dans son Indogermanisches etymologisches Wörterbuch, Pokorny se fourvoierait-il en reconstituant une racine commune à la pierre et à la bière (qui, soit dit en passant, se dit encore alus en letton), racine commune qu’il place à l’astringence… Si j’osais, malgré mon admiration pour l’immense Pokorny, je laisserais la bière et l’amertume à leur source finno-ougrienne et je me pencherais – poétiquement - sur ce qui n’est peut-être qu’une coïncidence phonétique à l’intérieur du latin, une des langues de l’auteur : alumen « alun », bel et bien attesté dès le premier siècle avant notre ère, ressemble à alumnus qui, avant de signifier « l’élève » a désigné « l’enfant des bois, le nourrisson des légions élevé dans les camps » . Le repère choisi par les deux gamins pour orienter la marche, c’est (p.17) l’église du village, repère commode, lieu de tous les sacrements donc résumé d’une vie, temps cristallisé dans l’espace d’une tour à la fois phallique et maternelle (« notre mère la sainte Eglise »). On songe à un autre couple d’« alumni » de conte: Hänsl et Gretl, enfants des bois, abandonnés par leurs parents sur la maternelle injonction : « Ibis ! » Après l’alun et la dessiccation sous un ciel brûlant, viendront la douceur de la nue, la fraîcheur de la grotte, puis enfin, le « thalassa » de l’Anabase, « cette mer que j’ai si longtemps crue disparue, asséchée » (p.84). Or le livre commence par les mots : « Pour parler, il a fallu attendre que la mer se retire. » Point de boucle bouclée car il n’y a pas, il n’y a jamais de retour au point de départ. Il s’agirait plutôt d’une structure en spirale, comme celle de l’escalier de la tour que, dans La Face cachée, l’auteur emprunte avec Ibis, précisément (p. 248). Le Désert d’alun commence donc ainsi : « Pour parler, il a fallu attendre que la mer se retire, laissant derrière elle le désert d’alun. J’ai hésité face à l’étendue : m’aventurer sur le lieu nul signifie ajouter à l’espace un objet interdit. Mon propre corps. » (p. 9) « Le lieu nul » (ou nu ?) gît dans l’alun, à l’un… a nul… luna… dans les « cristaux lunaires » de la p.28. La mer (la mère, l’amer) se retire pour permettre la rencontre, l’espoir de la rencontre, espoir raffermi par l’aventure, l’inconnu : le point d’interrogation sur la zone blanche, l’appel du neuf, de la virginité, de l’inexploré : le champ de neige à défigurer de ses pas, ou le périlleux océan comme illusion d’immortalité. Le marin Georges Thinès est avant tout poète et ce qu’il va faire de toute cette aventure, c’est se servir de la zone vierge comme d’une page blanche et nous livrer un de ses livres les plus fascinants. Le poète, comme tout créateur, est irrémédiablement seul. La rencontre n’y change rien.

Deuxième approche : Jules ou la solitude dans l’espace. Anatole ou l’écho dans le temps. « Pareil à Anatole, je pars de la légende, mais dans un sens tout différent. » La « légende » d’Anatole est un récit, affaire de temps, la légende à laquelle « [s’]incorpore » Jules est celle, spatiale, de la carte, « agrandissement modeste […] qui convient à mon corps en marche sur la route poudreuse […] je progresse vers la terre promise, vers ce monolithe jamais vu et toujours entrevu dans les rêves de l’espace. » « Terre promise par personne. Mort promise par personne. » (p.10). « Plus tard apparurent les scènes d’espoir et d’espace sur fond de rhombes impériaux , parois immenses laiteuses, léthales. » (p.31) « laiteuses », couleur de mère, appelle « léthales » couleur de mort. Grande ou petite mort ? « Espoir fait chair ? Non pas. Espoir fait monde – chemin, poussière, roc, alun. » (p. 39) « Scènes d’espoir et d’espace » : par la musique des mots, voici la mère associé(e) à la mort et l’espoir lié à l’espace, lui que l’on croyait du domaine de l’avenir donc du temps. Mais la musique des mots, chez les poètes, est essentiellement porteuse de sens. Ainsi l’appel dans le désert, « A – na – to – le ! », le nom fragmenté, décomposé, analysé, disséminé parmi les aluns. “Ana, Natol, Talna, Toll, Toll, Tala, Tolya, Atoll, Atoll, Oll…”(p.33). Ana-: comme Anabase . Toll, comme « fou » en allemand, Tala comme « récit » en vieux germain, resté tale « conte », tell « conter » en anglais et tala « parler » en suédois. A la p.54, Anatole apparaît dans les nuages, en lesquels l’auteur observe ce qu’il « nomme […] la dénudation de la nature. Nuage résonne en moi comme l’acte qui rend nu et profère la privation. ». « Le ciel parle en images » et parmi les cartes géographiques que dessinent les nues, il voit « les Anatolies incertaines où circula longtemps l’Anabase. » (p.44) Le visage d’Anatole, figure d’orage, avec le tonnerre comme « ressac de l’ancienne mer qui se retire » (p.45) se confond avec le visage du sage de la carte russe. (orage, visage, sage, autres rimes à voyage, image, nuage, mirage), à coucher sur la page… Il est maintenant question de « tête monstrueuse » (monstre ? iguanodon ? père ?) de « face perpétuelle » du « regard » posé sur le protagoniste, qui ignore s’il doit « le croire tutélaire ou menaçant. »(p.45). Le surmoi dont Victor Hugo fait « l’œil » qui « était dans la tombe… » prend ici la forme d’un soleil implacable : après la disparition des nuages «il va de nouveau régner cette simplicité mortelle du bleu percé de l’œil unique, igné. L’œil, la face, mon seul choix. » (p.48) « Ce ciel nu […] n’est que l’image spéculaire du désert […] la carte géante , étendue à la mesure du monde selon ma volonté première » (p.48). Ce « théâtre sidéral » (p.48) n’est pas sans rappeler la disposition, sur la page, des vers d’Un Coup de dés, de Mallarmé, et, plus près de nous la carte du Chercheur d’or, de Le Clézio (Gallimard 1985). Pourtant, la visée de la carte d’Anatole est originale, notamment dans le télescopage successif des différents personnages, comme une image spéculaire de la mise en abîme, la vis d’Archimède, l’escalier de la tour : « Dans ma folie d’expansion des images, j’avais oublié que la première incarnation géante du sage porteur d’almageste n’était autre que mon fantasque camarade brandissant l’indéchiffrable document » (p.49) ; celui que l’auteur nomme « l’illusionniste moqueur » rappelle le condisciple « mauvais génie » qui emmène Pinocchio au pays de Cocagne qui leur sera fatal. En effet, Jules appelle Anatole et c’est d’abord une ronde cauchemardesque et infernale qui apparaît. La couleur dominante du mirage, le mauve, et la vision des mains coupées rappellent un peu Apollinaire. La ronde, en s’éloignant « abandonn[e] une jeune fille esseulée parmi les rocs d’alun. » (p.32) Dans La figure féminine dans les Fragments narratifs de Kafka, Georges Thinès nous a signalé, dans Le Procès, comme d’ailleurs chez Pasternak dans Le Dr. Jivago, l’apparition de la jeune fille juste avant la mort du protagoniste. Et Thinès poursuit : « Présence désirée de la figure féminine au moment de la mort, homologue de sa présence inéluctable au moment de la naissance. » (p.40). « L’autre véritable, » lisons-nous dans La face cachée (p. 249), « c’est Ibis et c’est vers elle que je dois me tourner pour comprendre, non pas le révolu mais l’instant prometteur – l’instant qui n’est plus l’instant. » Freud quant à lui voit dans la légende des trois coffrets une représentation des trois femmes de l’homme : la mère, l’amante, la mort. Dans Le Désert d’alun, la mort suivant l’apparition de la jeune fille est « la petite mort »… La gerboise, qui n’est qu’un avatar de la jeune fille, arrive, comme le mot « exil », au pli central du livre : « son esseulement devait être aussi grand que le mien » (p.52). Mais la fusion n’est qu’illusion, comme : « le village imaginé où les gerboises acceptent les caresses de l’homme. » (p.52) car la gerboise n’est pas dupe : « petit rongeur que je veux domestique » (p.52) – domestique, soit familier de la maison (domus) mais aussi, c’est l’usage qui le veut, domestique, soit serviteur… Croire aux mirages est aussi dangereux que les ignorer car ils sont aussi présages (encore une rime !) - ainsi ces « nues qui s’agencent à [l]a ressemblance [d’Anatole] » (p.54). Le poète reproche à Anatole de négliger les images et donc de « ne pas s’être reconnu sur la carte (c’est-à-dire dans l’espace) et de « ne s’intéresse[r] qu’au texte. Il a la folie du texte » (lisons : du temps qui passe). Chap. 34 : « j’étais un œil ; lui, ballotté dans les régions intercalaires, n’était qu’oreille. » Jules est l’espace, Anatole est le temps. Comme l’amant du Good morning de John Donne, Jules perd la notion du temps: « Piégé par la fraîcheur obscure de la crevasse, je ne suis pas reparti ce matin. » (p.43). Il se voit « crapaud dans les ronces » (tout Grimm est là-dedans) « Je devrais dire les rhombes » (alias le désert d’alun), et à la p.41 : « Mon temps est mort. ». Même la voix du protagoniste ne se dit plus en termes de temps, comme il se devrait, mais d’espace, puisque « [le soleil] annule jusqu’à l’ombre de ma voix. » (p.43). Entendez l’écho, l’alter ego, entendez : solitude. Le temps, c’est la vie, la musique, la parole. L’espace seul, c’est, « O temps suspends ton vol », sans musique ni paroles, l’extase dans l’harmonie des sphères, la mort – petite ou grande. Ainsi vue (en 1932) par le poète autrichien Hermann Broch : « Denn noch einmal bist du hinaus-geschleudert,/ hinausgeschleudert ins All,/ und was du berührst / ist der Himmel. » « Car encore une fois tu seras expulsé, / projeté dans le grand tout, / et ce que tu toucheras, / ce sera le ciel. » (1932) Le couple parfait domine la spirale au sommet de la tour : c’est Ibis et l’auteur dans La Face cachée, p. 248 : « Perchés au haut de la tour interdite , nous dominons un espace suffisamment vaste pour croire que nous dominons aussi le temps. » Dans Le désert d’alun, à partir de la seconde moitié du livre, on passe de la multiplication des personnages à leur démultiplication, comme le retour (du ressort ?) de la mise en abîme, comme on remboîterait les différentes parties d’une poupée russe. Sur les pages, les voyages, images, visages, mirages, présages, orages se recouvrent – de recouvrir et de recouvrer – jusqu’à rejoindre la solitude de départ. Cela commence par un rapprochement des personnages familiers au début du chap. XVI. Puis, quand Jules appelle Anatole, c’est la jeune fille qui apparaît mais elle parle avec l’accent d’Anatole ! En tenant compte du fait que « C’est sur ses traits [de la gerboise] que je lirai la face du sage » (p.66), nous pouvons conclure, en bonne algèbre, que : Anatole, c’est la jeune fille, qui est la gerboise qui est le sage, dont nous savions déjà qu’il était Anatole ! Les oiseaux de mer, de toujours signes d’espoir (de terre en vue, de fin d’errance) se révèlent ici comme « vautours » puis « rapaces ». Dès lors, la coïncidence entre l’espace et le propre corps s’affirme en enfer : « l’enfer central – seule appellation possible pour cette aire illimitée où mon corps est l’unique repaire. » (p.61). Comme, de la face visible à la face cachée, on passe de la brûlure à la glace (avec Dante en enfer, notamment), ici on « avance sans chercher les réponses » « D’un enfer à l’autre, règle de ma transhumance. » (p.61). Et en lisant p. 62 « ces remparts terrifiants qui ne défendent aucune cité, aucun être et […où] aucune voix ne viendra me rappeler que je suis l’étranger », on songe qu’il n’est pas loin, le désert dans lequel l’anti-héros de Buzzati ne verra jamais les Tartares – existent-ils seulement ? Si comparaison n’est pas raison - le sourire de l’officier italien dans le désert de l’ultime déréliction n’a que très peu à voir avec la fin du Désert d’alun - on est cependant tenté d’accorder au monolithe comme aux Tartares la même triste virtualité. Supplice de Tantale ? Damnation de Faust ? Ni l’un ni l’autre. « Cherchant le monolithe, l’éminence, je découvre le creux. » (p. 63). Après l’errance sous la mâle brûlure du soleil, voici la fraîcheur de la spélonque, l’antre matriciel, maternel, l’ombre bienfaitrice, l’obscurité lénifiante, l’immobilité : la fin du voyage ? « Dormir, éternelle solution pour feindre de ne pas mourir. » (p.63). « J’ai crié avant de m’abattre. » (p.66), « Incalculable temps du sommeil, mort provisoire. » (p.66). La jeune fille apparaît comme Ariane : « maîtresse d’un labyrinthe » (p.67), elle connaîtra le sort cruel de son ancêtre. La fusion des corps est amorcée (p.68), consommée (p.69), moins répétée que continuée (passim). Fusion illusoire : « Je voyage seul malgré mon double muet ». (p.70) Tour à tout meneur et mené : « je la tiens contre moi et lui dicte mon pas » (p.70), « l’étreinte perpétuelle à laquelle elle m’asservit » (p.71), le narrateur « [s]e perçoi[t] plus comme le protecteur [donc un peu père tout de même] de cette forme que comme l’aveugle de l’Antigone inespérée. » qu’il appellera vite (p.75) « mon guide ». Cependant, le nom d’Antigone reviendra p.82 : « Antigone perdue sous le masque funèbre. Et moi, protecteur, translateur, sauveur sans l’avoir demandé, chargé de cette femme […] encombré de cette merveille. ». Œdipe orphelin et incestueux… Par légendes fondatrices et contes interposés, on revisite les grands mythes : après Ariane, Antigone, et puis Eve en personne. Nous remontons loin dans la préhistoire de l’humanité : « Les mains fleurissent dans le noir » (p.69) : on peut les voir, doigts écartés, plaqués sur les parois de la nuit des temps, à Çatal Höyük… en Anatolie. Tout tient à la question qu’il faut ou ne faut pas faut (se) poser, tout tient au respect d’un pacte. Jules se « demande souvent ce que signifie cette rencontre » mais n’interroge pas car « le silence est la condition de notre entente […] à la première parole le charme s’évanouira. […] C’est la première fois, dans l’histoire de tous les voyages et de toutes les aventures, que la clause du silence est formulée par le silence même. » (p.71). En effet, après les rires et la lumière, arrive le vocabulaire viscéral des humeurs : la jeune fille prend la forme d’une « chenille géante », elle est « un poulpe », la « glu de la nuit » (p. 74) – on a beau connaître l’amour de l’auteur pour les chrysalides… des termes comme « faiblit », « murmures », « plaintes », « s’agrippe », « réclame »… en disent long sur ses sentiments… Le mot « amour » apparaît juste sous « fardeau » à la ligne précédente (p.81), parmi les « hurlements » et autres mots peu flatteurs, peu évocateurs de délices : « accolement furieux », « monstre maladroit ». « Je la gifle, je la malmène. » (p.81). « Obligé de la violenter pour rester libre de mes mouvements […] enfant vaincue inondée de larmes rageuses […] Antigone perdue sous le masque funèbre […] Il m’appartient d’apprivoiser la belle et la bête d’un seul et même mouvement. » (p.82). En effet, voici Eve et le serpent (« reptile bruyant mais bonasse […] je commence à devenir jaloux de ce reptile encombrant […] » p.83). Le dinosaure est mis en fuite. La bête est morte. « Seul de nouveau. » (p.86). « J’ai froid. » (p.87). La sortie de l’Eden est toute proche.

Troisième approche : Défiguration de la nature par la culture. Départ à la recherche de la nature sauvage. L’épreuve endurée sera la perte immédiate du végétal pour le minéral, la dessiccation, le désert, l’enfer, la rencontre du monolithe, la pierre monstrueuse. On peut établir l’équation : Village = culture = interdit de l’inceste = loi fondatrice de la société humaine = l’âge adulte et ses responsabilités versus Désert = nature = rupture des tabous = abolition du temps = âge d’or de l’enfance, paradis, terre promise, « mort promise par personne ». Dans les mains baladeuses vient la jeune fille, dont la gerboise n’est qu’un avatar, le serpent, l’alter ego fait chair – et la lutte avec l’ange se solde par l’expulsion du paradis. Le monolithe tant espéré, le voici, dans le miroir d’alun, annoncé par une colonne de feu qui s’affale comme la dépouille d’un reptile qui se dépiaute (p.53). Le poète évoque Moïse, l’échec. La démultiplication des personnages prend-elle le sens (militaire ?) de « repli » ? Evoque-t-elle la jeune recrue qui, partie à la guerre en chantant, déchante, revient désenchantée ? Eh bien non. « La condition humaine est inacceptable », avons-nous entendu Georges Thinès claironner à la mort de Jean Muno . Il n’y a pas de quoi baisser la plume… Peut-être le resserrement des personnages est-il source d’harmonie nouvelle. A la p.92 : « NOUS », seul mot entouré de blanc dans tout le livre, est en capitales. Il précède la dernière phrase du chapitre : « Mot plus pesant que la patte du dinosaure. » Mais qui est « nous » ? Le « nous » est-il possible ? Le choix du comparse pour l’incartade est résolument « exogamique », si j’ose dire. Celui qui tantôt tient chaud et protège de la solitude, mais plus souvent exaspère, suscite la colère par ses demandes d’amour et ses incorrections de langage, Anatole, l’ami étranger, venu de loin, qui parle une langue incompréhensible, celui à qui « l’exil a imposé une langue nouvelle », c’est bien l’autre moi du narrateur ; das heimich Unheimliche, l’« étrange intimité, intime étrangeté » de Freud, cet hôte inséparable, c’est le poète qui est en lui, qui est lui, l’auteur. « Plaine impitoyable, incohérente par cette voix qui n’est qu’à moi seul, travestisseuse, dissimulatrice du dissimulateur. Curieuse expérience, de ne pouvoir parler la langue de l’absent qu’avec le secours de ces surfaces inertes qu’on dit réfléchissantes et auxquelles je refuse le nom de nature. » (p.33). Il ne s’agit donc pas ici de la nature comme miroir de l’homme, concept romantique, non, ce miroir est instrument de création, au même titre que celui qu’installa le poète pré-raphaélite Sir Alfred Tennyson devant sa Lady of Shalott. Ce miroir représente la page, lieu de réflexion (dans tous les sens du terme) au moment de l’écriture. Si l’orée du désert est si proche du village à peine quitté , c’est que les lieux habitent le narrateur plus que lui ne les parcourt. La marche vers « l’Anatolie » (littéralement « soleil levant ») serait à rebours et à contre-courant si le temps n’était aboli. La carte, c’est la mise à plat de l’espace, tout n’est qu’espace, espace réduit à la propre personne et tout à la fois infini, comme l’anéantissement du temps précipite dans l’éternité. Mais cet espace ne se gagne que de haute lutte, en courant des risques existentiels. Ne lisons surtout pas comme un vain jeu de mots « il a perdu la carte » (p.89), rappelons-nous plutôt que « poésie est folie ». « Et cette faute inimaginable, cette fureur de tirer du sommeil la bête immémoriale… Gerboise, gerboise… » On court se jeter dans les bras de l’aventure, ce lieu-tenant de la vraie grande inconnue, la mort. Mais la famille tire vers la vie, exige le triomphe de la vie dans toutes ses dimension spatio-temporelles, en ce compris la mort renvoyée à sa place toute relative. Marc se moque des rêves paternels, les déjoue, lui qui cependant se réjouit un jour de porter les chaussures de son père, bottes de sept lieues usées par l’errance, enrichies d’expériences. Et à l’époque, le poète ne pouvait savoir (moi encore moins) pourquoi il me racontait cette histoire de chaussures… L’arrivée à la mer, le fameux « thalassa ! thalassa ! » de l’Anabase, c’est vraiment, sur le trajet de la spirale, le passage qui surplombe le point de départ. Partir puis revenir… mais sans faire demi-tour ni même tourner en rond. En l’absence du temps, il suffit de nier le départ et la rencontre. Comme le fait « la face moqueuse » de Marc alias Anatole alias le poète lui-même quand il affirme : « tu n’est jamais parti […] tu n’as pas fait deux kilomètres » (p.21). C’est l’espace même qui est nié ici. L’espace infini du poète nié par l’enfant (Anatole qui refuse d’étaler la carte), nié par l’enfance faite chair et re-présentée par Marc. Le passage de la spirale, c’est la réintégration - fugitive mais apaisante - du temps dans les composantes de l’espace. Le désert d’alun, c’est peut être la réalisation de ce que l’auteur écrit vers la fin de La Face cachée – la chronologie des publications n’a rien à dire ici - : « le temps ne se livre qu’au prix d’une reconstitution minutieuse de l’espace. […] A l’étang, » - libre à nous d’écouter les échos multiples de ce mot - à l’étang « j’étais dans le lieu unique capable de me ressusciter le temps unique» (p. 249) La rencontre véritable est donc celle du poète avec lui-même qui se voit reflété dans le désert d’alun. Comme le suggéraient les mots « mué en désert par l’inattention du regard » (p.80 ), le poète EST le désert d’alun, faisant corps avec la page blanche. Un autre Georges, Georgio Manganelli, a écrit : « Chi fa un viaggio rischia di arrivare. » Dans Le thème de l’errance chez les Romantiques allemands , rappellant que le thème du voyage est l’un des plus anciens de la littérature (voyez l’Odyssée), Georges Thinès précise. « Le voyage de découverte permet à l’homme de transformer la nature en un monde […] activement construit par [la conscience]. Tout voyage est dès lors re-création du réel. […] Cela nous révèle aussi tout ce que le voyage, perçu comme la quête de l’inconnu, a de commun avec la poésie ; celle-ci est en effet avant toute chose une variation imaginaire qui initie au voyage intérieur en créant un monde nouveau totalement différent de celui qui nous entoure et totalement créé par le langage. […] le voyage est avant tout découverte de la conscience […] » (p.249) « la volonté de découvrir le monde étant indissociable de la volonté de se connaître soi-même, l’angoisse naît de percevoir en soi une ampleur d’inconnu que l’imagination porte bien au-delà de la pensée ordinaire. » L’auteur parle même d’une « tentative d’effraction de soi » (p.250). Dans le livre qui nous occupe, l’alter ego tergiverse, cache la carte, abandonne le héros, vient l’effrayer, se métamorphose à plusieurs reprises, parle tour à tour de zone inconnue en blanc sur la carte, et, contradiction flagrante, de traits y indiquant le lieu où situer « le monolithe », dont l’ultime avatar sera « une fourmilière » (p.94), soit une structure sociale, - lui que l’auteur nous avait montré comme reflet de sa propre solitude, tantôt fièrement dressée, tantôt vécue comme déréliction. Il me faut maintenant revenir sur Ibis : cet oiseau échassier est la personnification du dieu égyptien Thot, sa tête est d’ailleurs le signe hiéroglyphique qui servait à écrire le nom de ce dieu. Thot est un dieu lunaire (sanctuaire à Hermopolis), démiurgie qui, par la seule puissance de son verbe, avait créé l’univers ; inventeur de l’écriture, des arts et des sciences, il est le patron de la corporation des scribes. Donc l’injonction « ibis » qui déclenche le voyage existentiel est bien à traduire par : « vas-y ! écris ! » « Je redoute de ne faire aucune rencontre digne d’être rapportée. » (p.10). Est-ce là ce que d’autres appellent le vertige de la page blanche ? L’écriture se vit comme expérience physique, corporelle, autant qu’intellectuelle. « Ce dont souffre mon corps […], c’est de la dégénérescence des mots […] ». Notez « mon corps », « ce dont souffre mon corps », pas mon esprit ou mon art. « La chair et le sang périssent d’une maladie du verbe parce que nature ne désigne plus rien de ce qui m’entoure. Alors le cri sur l’étendue, l’écho des monts unicolores, le désir de l’humus dans le noir des jardins. » (p.28). Une maladie du verbe exprimée par deux octosyllabes et un bel alexandrin. J’avais déjà montré çà et là, au passage, quelque rime intérieure, quelque assonance qui mène le jeu, un écho créateur de lexiques, évocateur de paysages… Étendue, humer l’humus, jardin noir… en poésie, chaque mot est prégnant de toutes ses acceptions et de l’ensemble de ses connotations. Volens nolens, le poète trace ici une scène érotique. Et si Le Désert d’alun était (aussi) une réponse à la question que se pose Georges Thinès : « peut[-on] construire un roman comme on construit un poème, c’est-à-dire à partir des seules propriétés de la langue [?] […] Seul Joyce, à mon avis, [c’est toujours Georges THINES qui parle] a pleinement réussi tel pari. » Et si, deux ans après ce constat, Le Désert d’alun élargissait l’exclusive ? C’est bien ce qu’il me semble.

Quatrième approche : La solitude du poète avec lui-même. « Tu avais carte blanche » (p.92). Le départ immobile sur la page blanche alias le désert d’alun, p.25 : « le sage voyage par la vertu même de son immobilité et son bras lui indique malgré lui la direction dans laquelle il s’éloigne. » - c’est le sens de l’écriture. La rencontre, Maurice Blanchot la formule ainsi : Qui creuse le vers meurt, rencontre sa mort en abîme. Et Maurits Escher la grave sous forme d’un œil, le sien propre, orné d’un crâne dans la pupille. Georges Thinès, lui, nous offre, citons les derniers mots du livre, « une tête moqueuse » : au rire squelettique de la mort, l’auteur du Désert d’alun répond par un poème de portée universelle et un tonitruant éclat de rire de vivant. © Rose-Marie FRANÇOIS



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